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Entretien avec le thérapeute familial Mony Elkaïm

Entretien avec Mony Elkaim

Mony Elkaïm, neuropsychiatre, professeur honoraire à l’ULB, l’un des fondateurs de la thérapie familiale systémique, répond à Sylvie Lausberg, psychanalyste et historienne.
 
Mony Elkaïm a développé et fait connaître la thérapie familiale en Europe, au Canada et aux Etats-Unis, où il enseigne. Auteur de nombreux ouvrages, il se consacre également à la formation des jeunes thérapeutes tout en s’adressant régulièrement au grand public dans un langage simple et en dépassant les querelles d’école.
– Jeune neuropsychiatre, comment en êtes-vous venu à développer la thérapie familiale ?

– Résident-psychiatre à l’hôpital, j’ai remarqué que les patients délirants disaient des choses qui intéressaient peu les  soignants.  Pour ma part, au-delà des pathologies et des traitements, je voulais être d’abord à leur écoute en tant qu’êtres humains.  La parole des patients dits psychotiques s’articulant autour de thèmes récurrents, j’ai voulu comprendre le contexte dans lequel ils avaient développé ces troubles.  J’ai découvert que leur parole répétitive était une image de leur vécu au sein de leur premier cadre de vie – la famille – une image qu’ils prenaient pour la réalité.

– Comment cela a-t-il nourri votre pratique ?

– Ces propos insensés prenaient un sens extraordinaire si je pouvais les entendre dans un contexte plus large.  J’ai donc décidé de travailler avec le système familial propre à chaque patient.  En pédopsychiatrie par exemple, je demandais à voir un enfant avec ses parents, et le cas échéant avec ses frères et soeurs.  Je me suis ainsi rendu compte que la famille fonctionne comme un système de vases communicants : quand l’un va mieux, un autre va mal, ou dans un autre cas, si l’état d’un membre de la famille s’améliore, tous en bénéficient.  Ce schéma se répétant de façon quasi systématique, j’ai remis en question ce que j’avais appris : le trouble qui surgit chez une personne est-il vraiment lié à lui seul ou bien aussi au contexte dans lequel il l’a développé ? Face aux mêmes observations, des collègues d’Amérique du Nord s’étaient posés les mêmes questions dans les années ’50 et ’60. Je les ai rejoints au début des années ’70 et j’ai créé ma propre école de thérapie familiale à New York, au sein du « Albert Einstein College of Medicine » tout en dirigeant un centre de santé mentale dans le Bronx. Depuis, cette forme de thérapie qu’on appelle systémique s’est largement développée, tant dans l’approche de la famille, que dans celle du couple et du monde du travail.

– En quoi consiste concrètement la thérapie familiale systémique ?

– Précisons d’emblée que lorsque nous recevons une famille, ce n’est pas parce que nous pensons que le problème est dû aux parents, mais parce que l’ensemble de la famille peut aider l’enfant ou l’adolescent à aller mieux.  Il faut sortir du schéma du lien de cause à effet : une multitude de facteurs peuvent être à l’origine des troubles psychiques et comportementaux.  Par exemple, dans certaines parties du monde, on ne  connaît pas l’anorexie mentale.  Cela montre bien que l’aspect culturel qui associe maigreur et beauté participe à l’apparition de cette pathologie.  J’insiste donc sur ce point : voir les gens en famille ne signifie pas qu’ils sont responsables du déséquilibre de l’un des leurs.

– Quels sont les outils que vous utilisez ?

– Nous ne cherchons pas un responsable, ni une vérité, mais à comprendre comment chacun élabore sa réalité, ses « constructions du monde », et dans quelle mesure celles-ci perpétuent le problème.  A partir de là, nous pouvons proposer des solutions auxquelles personne n’a pensé jusqu’alors.

– Si le patient n’est pas le centre du problème, mais qu’il fait partie d’un système plus vaste, cette « révolution copernicienne » vaut-elle aussi pour le thérapeute ?

– C’est effectivement un changement de perspective.  La science a toujours considéré que l’objectivité- le fait que deux observateurs d’une même expérience aboutissent au même résultat- était un gage de fiabilité. Freud ne dit pas autre chose en insistant sur ce qu’on appelle le contre-transfert, l’analyse du vécu de l’analyste pour éviter que celui-ci n’envahisse le patient. Mais il ajoute que personne ne peut contrôler son inconscient. Il n’est donc pas évident de travailler à une distance toujours égale à l’égard du patient. A partir des années ’80, grâce notamment à un ami, Heinz von Foerster, une grande figure de la cybernétique, j’ai mis en pratique dans le domaine de la psychothérapie le fait que l’observateur n’est pas séparable du phénomène qu’il observe.

-Cela veut-il dire que vous utilisez votre subjectivité dans le travail thérapeutique ?

– Exactement.  Mais comment faire si je suis partie prenante du contexte que je décris ?  Quand je donne une conférence, je propose au public, suite à une simulation d’entretien thérapeutique, de décrire ce qu’il a vu.  Toutes les observations émises sont justes, mais toutes différentes ! De fait, les remarques sont toujours liées à la manière dont chacun décode le réel ; notre façon de voir est liée à notre histoire.  Cela n’est pas nouveau, mais je vais plus loin en disant : ce que je vois est lié à moi, mais pas uniquement à moi.  Ce que je ressens a aussi une fonction  par rapport à l’autre.  Un exemple : si un patient provoque de ma part une réaction d’irritation ou de séduction, je dois chercher ce qu’il en attend inconsciemment.  Bien souvent le patient provoque une réaction qui à la fois le protège en renforçant ses croyances, ses « constructions du monde » et m’indique, si je peux l’analyser, à partir de quoi nous pouvons travailler ensemble.  Mon hypothèse de travail a donc été la suivante : dès que je sors de ma neutralité bienveillante habituelle à l’égard du patient, en quoi ce que je ressens lui est-il nécessaire ? Mon vécu de thérapeute fait résonner quelque chose de plus large, qui amplifie en quelque sorte ce qui anime le patient.  C’est ce que j’ai appelé « la résonance ».  Cet outil, en respectant la construction mentale du patient et sa relation vis-à-vis du thérapeute, peut faire surgir un décalage qui, dans un contexte de sécurité, lui permet de vivre affectivement autre chose.

– Y a-t-il un lien entre ce concept de résonance et celui de résilience développé par Boris Cyrulnik ?

– Boris Cyrulnik et moi nous connaissons depuis la fin des années ’80 et travaillons fréquemment ensemble.  Son concept de résilience est très important, car il démontre que le traumatisme ne nous condamne pas.  Boris Cyrulnik a dû dépasser des situations extrêmes pour survivre, grandir, s’épanouir.  La résilience, c’est ce qui permet à quelqu’un de comprendre ce qui s’est passé pour lui permettre d’aller au delà ; la résonance est un des outils qui peut permettre la résilience.  En tenant compte du contexte dans lequel le trouble surgit, il permet un autre vécu affectif et ainsi de faire échec à la répétition.
 
– Vous avez évoqué l’histoire singulière de Boris Cyrulnik dans l’élaboration de son concept.  En quoi votre histoire vous a-t-elle amené à théoriser le concept de résonance ?

– J’ai eu la chance, grâce à mon père qui était son ami et le recevait chez nous à Marrakech, de connaître Emmanuel Levinas qui m’a beaucoup apporté et a façonné à bien des égards ma façon de penser.  Ses études sur l’éthique, la responsabilité et la liberté sont sans aucun doute au coeur de mon travail de psychothérapeute.  Si quelque chose agit à travers moi, je ne peux pas faire comme si je n’y étais pas, je suis toujours partie prenante de ce qui m’arrive.  Le concept de résonance insiste à la fois sur ma responsabilité et ma liberté d’agir dans le respect de l’éthique.  L’analyse de la résonance me permet de mieux comprendre la manière dont je suis agi par le système humain auquel j’appartiens et me restitue ainsi ma liberté donc ma responsabilité.  Mail il est possible que cette réponse soit en partie le résultat d’une rationalisation et que d’autres éléments, à découvrir, jouent également un rôle…

Derniers ouvrages parus :

« Si tu m’aimes, ne m’aime pas.  Approche systémique et psychothérapie », Le Seuil, Paris, 1989

« A quel psy se vouer ? Psychanalyses, psychothérapies : les principales approches », sous la direction de Mony Elkaïm, Le Seuil, Paris, 2003.

« Comment survivre à sa propre famille », Le Seuil, Paris, 2006

« Comprendre et traiter la souffrance psychique », Le Seuil, Paris, 2007

« Entre résilience et résonance- A l’écoute des émotions », Boris Cyrulnik et Mony Elkaïm, Editions Fabert, 2009