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Le temps de l’inconscient

Le temps de l’inconscient

Evoquer la psychanalyse convoque immanquablement la question du temps que « cela
prend », de la longueur de l’analyse. Le temps est au cœur de la psychanalyse, mais pas
seulement celui des séances. La fameuse énigme des prisonniers illustre ce qui est en jeu :
un accès vers la liberté.
L’inconscient, l’espace et le temps
Lors de l’élaboration de la théorie psychanalytique, Freud a mis au jour les mécanismes de ce
qu’on appelle l’inconscient. Un inconscient qui n’est pas un amas de mystères cachés
derrière un gros rideau qu’il faudrait soulever pour tout savoir, tout comprendre, tout changer.
Ce serait plutôt un lieu, un espace marqué par le temps. Le temps qu’il faut pour que les
représentations inconscientes – une idée, un souvenir, une trace, un désir – passent la barrière
de la censure psychique et arrivent à la conscience. Cette formulation très schématique
publiée par Freud en 1915 dans « Métapsychologie » évoluera puis sera travaillée par Jacques
Lacan notamment dans un texte, déterminant pour l’ensemble de sa théorie, et qui traite
précisément du « temps ». 1
L’énigme des prisonniers
En 1943, face à l’inconscient freudien qu’on situe alors plutôt du côté biologique, Sartre
introduit un inconscient différent, mis en scène en même temps que les trois personnages de
sa pièce « Huis-clos ». Sa réplique est célèbre « L’enfer, c’est les autres ». Pour Sartre, ce
n’est pas que les autres sont nuisibles, c’est que quoique nous disions ou sachions sur nous-
mêmes, « Les Autres » – titre original de la pièce – y sont impliqués.
Lacan propose d’aller plus loin à partir d’un problème de logique. Nous sommes à la fin de la
Seconde Guerre mondiale, qui n’est pas n’importe quel temps surtout s’agissant de
prisonniers. Voici le problème à résoudre, simplifié ici avec deux détenus.
Un directeur de prison fait comparaître deux prisonniers. Il leur dit : « Je dois libérer l’un de
vous deux. Pour déterminer lequel, je vous propose une épreuve. J’ai ici trois disques, deux
blancs et un noir. Je vais coller un des disques entre vos épaules. Il n’y a pas de miroir dans
la pièce et vous ne pouvez pas communiquer, mais vous pouvez voir la couleur du disque de
l’autre. Le premier qui aura trouvé la couleur du disque qu’il porte pourra sortir et sera libre.»
Cette question de logique est une métaphore : le directeur, dieu tout-puissant dans la prison
arrange le jeu à sa mode et les détenus désirent cette libération immédiate. Pour cela, ils
doivent comprendre ce qui est caché, puis se décider à parler. Le disque représente donc
l’inconscient, un inconscient non visible, non communicable, sans reflet possible dans un
miroir.
Le temps pour voir, le temps pour comprendre, le temps pour conclure
Pour approcher l’inconscient, chaque prisonnier doit mettre en œuvre une réflexion logique.
Dans un premier temps voir le disque de l’autre, ensuite comprendre comment logiquement
1
Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée. Un nouveau sophisme,trouver la solution, et enfin conclure, avant de sortir. Sortir de l’aliénation, c’est ce qui sous-
tend tout le travail analytique.
Chacun des détenus voit dans le dos de l’autre un disque blanc. Logique, car s’il voyait un
noir, il saurait tout de suite qu’il a un blanc. Alors le détenu doute, ne peut rien décider :
« Ais-je un disque blanc ou noir ? » Pour tenter de comprendre, il doit formuler une
hypothèse à partir de l’attitude de l’autre. Comme l’autre ne se décide pas à sortir, c’est donc
qu’il voit également un disque blanc. C’est le temps de voir.
Entre ce moment où le prisonnier croit avoir trouvé la solution logique et le moment où il
l’affirme, il y a un temps d’hésitation, car s’il se trompe, il ne sera pas libéré. Ce doute lui
permet de comprendre. Et enfin, vient le temps de conclure : « l’autre ne voit pas un disque
noir, c’est donc que le disque que je porte est blanc ».
C’est grâce à l’étendue du temps entre questionnement, doute et conclusion que le sujet peut
décider. Mais il ne peut le faire qu’en se référant à l’autre. Quand il énonce la réponse qui
peut le libérer, il s’engage, il agit. Ce discours est donc un acte ! En analyse, il ne s’agit pas
de comprendre intellectuellement la couleur du disque, ici métaphore de l’inconscient. Entre
le moment où le sujet pense subjectivement « je suis blanc » – et le moment où il est libéré, il
a objectivé son affirmation : je suis véritablement blanc. On peut dire que c’est en objectivant
son affirmation première qu’il se libère.
Ce temps de l’inconscient comprend aussi des moments suspendus : entre la vision du disque
de l’autre, il y a un temps avant pour comprendre la logique qu’il faut mettre en œuvre. Et
entre le moment où la vérité portée par le sujet apparaît, il faut encore un temps avant d’agir et
l’affirmer.
La longueur de ces temps n’est pas prévisible. Le temps d’une analyse ne dépend pas de
l’analyste, mais bien du travail à l’œuvre entre les protagonistes de la cure. De même, comme
dans l’histoire des prisonniers, les hypothèses formulées ne sont pas toutes des vérités en soi ;
certaines sont fausses. Dans l’analyse non plus, il ne s’agit pas de dire ce qui est vrai. Le
travail dans l’association libre, c’est dire tout ce qui passe par la tête.
Ces représentations, ces idées, ces hypothèses qui surgissent et passent la censure psychique,
participent au mouvement vers la sortie. Vers la fin de l’analyse ? C’est une autre histoire,
car même libérés, les prisonniers de la fable seront-ils totalement libres, et pour toujours ?
Un jeu de logique
Dans le texte de Lacan, le problème est posé avec trois prisonniers. Le directeur de la prison
possède trois disques blancs et deux noirs. Il n’y a pas de miroir et les détenus, qui voient le
disque dans le dos des deux autres, ne peuvent communiquer entre eux. Celui qui aura trouvé
par un raisonnement logique la couleur du disque qu’il porte pourra sortir et sera libre.
Après s’être considérés entre eux un certain temps, les trois sujets font ensemble quelques pas
qui les mènent de front à franchir la porte. Séparément, chacun fournit alors la même réponse
au départ des trois hypothèses possibles :
1. ○ ● ●
2. ○ ○ ●
3. ○ ○ ○La première hypothèse est exclue d’office, car si un des autres détenus
voit deux disques noirs, il saurait d’office qu’il est blanc et serait déjà
sorti.
Si c’est la seconde et que je suis noir, les deux autres détenus
devraient se dire : je vois un blanc et un noir. Si je suis noir aussi,
alors le troisième sait immédiatement qu’il est blanc et serait sorti, ce
qui n’est pas le cas.
C’est donc la troisième hypothèse.
Au moment de conclure, les trois prisonniers peuvent sortir en même
temps, car il leur a fallu tenir compte les uns des autres pour arriver à
la même conclusion. C’est pourquoi, en exergue à ce texte, Lacan a
repris une phrase de Freud : « Le collectif n’est rien, que le sujet de
l’individuel ». En d’autres termes, il n’y a de collectif que là où chacun
peut raisonner…