Sale, vieille, grosse, conne et quoi encore?

13 Déc 17

(Article de Julie Huon paru dans le soir du 13 décembre 2017 -> http://plus.lesoir.be/129255/article/2017-12-13/sale-vieille-grosse-conne-et-quoi-encore)

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Parfois, on a mal pour eux. Eux, oui, les hommes. Mal pour Baudelaire, ce génie, qui disait de George Sand qu’elle avait «  dans les idées morales, la même profondeur de jugement et la même délicatesse de sentiments que les concierges et les filles entretenues. » Mal pour Gainsbourg – oh, c’est douloureux, ça – quand il balance à Catherine Ringer, sur son passé hardcore : « Vous n’êtes qu’une pute, une salope, une vraie dégueulasse ». 130 ans entre les deux, sensiblement le même esprit.

Mais la plupart du temps, on souffre avec elles. Elles, les femmes. Les politiciennes Dominique Voynet (« Tire ton slip, salope ! » au Salon de l’agriculture), Ségolène Royal («  La présidentielle n’est pas un concours de beauté », by Mélenchon), même Maggie Thatcher, allez (« Qu’est-ce qu’elle veut de plus, la ménagère ? Mes couilles sur un plateau ? », légendaire tirade Chiraquienne, en 1988 à Bruxelles, en plein sommet européen)… Mais aussi, d’Angot à Nabilla et de Duras à Rihanna, avec les écrivaines, les actrices, les réalisatrices, les plasticiennes, les photographes, les chanteuses et toutes les autres qui, quittant la place qui leur a été assignée, se prennent dans la face de violentes éjaculations verbales : salope (au sommet du podium depuis des décennies, lire ci-dessous), radasse, vieille pute, mal baisée, chienne, garce, bitch…

L’insulte aux femmes, on pourrait lui remonter la ficelle du string jusqu’à la Préhistoire. Mais Sylvie Lausberg a préféré démarrer au XVIIe, parce qu’elle est historienne et qu’elle préfère partir de traces écrites. « J’ai besoin de mes sources, explique l’auteure de Toutes des salopes ! Injures sexuelles, ce qu’elles disent de nous (Silo). Démarrer de l’Antiquité, j’aurais pu mais ce qui m’intéressait, c’est ce moment charnière entre l’Ancien Régime et nos sociétés modernes occidentales qui découlent directement des Lumières, au XVIIIe. J’ai pris le moment juste avant. »

A travers l’histoire de figures féminines historiques et contemporaines, elle démontre donc que, pendant plus de trois siècles, en fait, rien n’a changé : l’insulte sexuelle surgit quand la femme quitte sa place. Des centaines et des centaines d’années, jusqu’à ce qu’un truc se passe. « C’est cette décennie qui a modifié la donne, poursuit Sylvie Lausberg. Les modes de riposte ont changé par la récurrence des affaires (DSK, Trump, Weinstein…) d’une part, et grâce aux homosexuelles d’autre part. Parce qu’elles ont un rapport à la sexualité qui se passe des hommes, elles sont sorties de cette assignation, cette fausse idée de la complémentarité naturaliste, etc. et se sont mises à poster sur le web des tutos pour apprendre… à répliquer. Soudain, la honte et le ridicule changent de camp ».

Mais c’est quoi la traduction masculine de « grosse pouf » ou « petite pisseuse » ? Elles rétorquent quoi, les femmes ? Et puis d’abord, est-ce qu’il faut vraiment rétorquer ? « A partir du moment où l’insulte sexiste est liée au déplacement (de statut, de pouvoir, de sexualité), comme les hommes sont partout chez eux, ça ne fonctionne pas dans l’autre sens. Les femmes n’ont aucune raison de les insulter. »

A ceux (et celles !) qui trouveraient qu’elles exagèrent, qu’elles en font trop, qu’on va où, là, avec cette nouvelle guerre des sexes, Laurence Rosier, prof de linguistique, d’analyse du discours et de didactique à l’ULB (1) et auteure de De l’insulte… aux femmes (180º), répond : « Oui, on prend de la place. Trop ? Je ne pense pas. En tout cas, une place que, jusque-là, on n’avait pas osé prendre. Mais certainement pas celle d’autrui. Il y a une convergence, une superposition des combats. Se battre pour les femmes n’empêche pas de se battre pour les migrants, contre Trump, etc. Mais que les hommes se rassurent, on sait très bien faire la part des choses et comprendre l’humour et la caricature. »

Laurence Rosier – qui s’est déjà entendue traiter de « linguiste ratée presque ménopausée » et d’« intellectuelle stérile », on lui a même envoyé un « poil aux ovaires » dans une discussion sur l’écriture inclusive – a inventé un mot : polémoquer. « Sur internet, tout est tourné en dérision. C’est drôle, ça démarre au quart de tour. Mais de temps en temps, quelqu’un dit stop et tout le monde s’interroge. Cette auto-critique, c’est le côté fabuleux des réseaux sociaux. Par exemple, on a dit stop à cette terrible pub de Robert Ménard pour le TGV où une fille est attachée sur les rails. Une jeune femme est morte comme ça, il y a peu et vraiment, ce n’est pas de l’humour, c’est de l’indécence. » Sylvie Lausberg pense pareil : « L’insulte est le début. La violence verbale légitime la violence physique envers les femmes. »

Oui mais quand c’est fictionnel, c’est moins grave, non ? Quand c’est pas dans la rue mais chez Orelsan, Tarantino, Molière, Rabelais, Sardou, James Bond ou Jean-Claude Dusse ? Quand c’est dans Les Valseuses ? Ou Autant en emporte le vent ? « Les univers fantasmatiques peuvent être partagés, reprend l’historienne. Du coup, on a aussi une responsabilité quand on est un artiste, un chanteur, un écrivain. Mais attention, chez Sade par exemple, la dimension fictionnelle, exacerbée, de jouissance, touche à quelque chose qui est de l’ordre de la pensée philosophique. Quand Damso écrit : “ Je pourrais t’égorger, te voir te vider de ton sang, finir mes jours en prison sans jamais regretter mes actes” , c’est platement premier degré. La littérature est une transposition et transposer dans l’écriture, ce n’est pas à la portée du premier venu. »

Et vlan dans les dents des rappeurs, des dialoguistes, des romanciers sans imagination. Un conseil ? Si, quand ils auront chassé de leur vocabulaire toutes les insultes sexistes, racistes, homophobes et transphobes, il ne leur reste rien à se mettre sous le clavier, qu’ils aillent surfer sur le blog Insultesexycool, un florilège de jurons approuvés 100 % non discriminants. Et pourtant joyeusement trash, grossiers, inconvenants, déplacés, scatos, vulgaires et offensants. Comme « fesses d’huître » ou « jus de poubelle ». Haddock doit être abonné.

 

 

De l’insulte… aux femmes. Laurence Rosier. Illustration de couverture Tamina Beausoleil. 180° Éditions, 192 pages, 17 euros.
(1) Laurence Rosier est commissaire de l’exposition « Salope et autres noms d’oiselles » qui a tourné de Bruxelles à Paris en 2015 et 2016, et devrait revenir en 2018.

Toutes des salopes ! Injures sexuelles : ce qu’elles disent de nous. Sylvie Lausberg. Éditions du Silo, 101 pages richement illustrées, 9,99 euros
Le top 3 des insultes sexistes au cinéma
Le rap, trop facile. Attaquons-nous à trois films cultes.

1. Casino Royale (2006): « The job is done. The bitch is dead » (« Le boulot est fait, la chienne est morte »). Quand James Bond/Daniel Craig informe M de la mort de Vesper Lynd, qui l’a trahi mais qu’il a aimée comme personne. Une réplique présente dans le roman d’origine. Pierce Brosnan, Roger Moore et Sean Connery ont fait aussi bien. Comme ce dernier, dans Opération Tonnerre, rencontrant Domino pour la première fois : « J’admirais votre forme. La plupart des filles ne font que barboter. Vous nagez comme un homme ».

2. Les tontons Flingueurs (1963) : « Touche pas au grisbi, salope ! »Quand la jeune fille saoule débarque dans la cuisine et fait mine de se mêler des histoires de gros sous de Francis Blanche, Lino Ventura, Bernard Blier et Jean Lefebvre.

3. L’exorciste (1973) : « Ta mère suce des queues en enfer, Karras, excrément sans foi » (« Your mother sucks cocks in hell, Karras, you faithless slime »). Quand la petite Regan, 12 ans, possédée par le démon, lévite, vomit tout vert et résiste aux pères Karras et Merrin.
Poésie de rue: le palmarès
En 2016, l’INED (Institut National d’Etudes Démographiques) a répertorié 1.600 injures adressées à des femmes de 15 à 75 ans en France, par des inconnus, masculins dans 75 % des cas. Voici les cinq qui ont la cote dans la rue.

1. Salope : la favorite (24 % des plus utilisées). Composée des mots « sale » et « huppe » ( petit oiseau qui enduit son nid d’excréments d’animaux), la salope est donc deux fois sale.

2. Pute : 24 % des 15-29 ans contre 7 % des plus de 60 ans. Une figure, note l’INED, qui « stigmatise le désir féminin et l’oppose à l’image mythique de la femme vertueuse. »

3. Sale : on fait suivre de ce qu’on veut. Généralement d’une référence à l’origine ou à la religion (42 % des cas) ou du mot « pute » dans 39 % des cas.

4. Connasse : symbole du sexisme ordinaire, celui qui « dénigre l’intelligence des femmes ». Tout âge confondu.

5. Vieille : l’insulte chouchou des mineurs. S’accorde avec les précédentes et les variantes « conne, merde, peau… », etc.